Mes deux derniers voyages m'ont permis de m'intéresser de plus en plus près à un aspect du Japon que tout le monde connaît, mais qui garde pourtant jalousement bon nombre de secrets. Un petit monde encore ancré dans des traditions passées qu'on s'échine à garder en vie, tant bien que mal, malgré les évolutions inévitables de la société. Un monde où se font entendre le son des shamisen et le froissement des kimono de soie sur le tatami. Un monde où seuls le rouge et le blanc sont censés souligner la beauté des visages. Le monde "des fleurs et des saules", celui des geisha.
Je n'aurais pas cru moi-même développer un tel intérêt pour ces jeunes femmes et leur mode de vie si particulier. Lors de mon premier voyage, je les connaissais juste de nom, je savais qu'elles faisaient partie intégrante de la culture japonaise et espérais vaguement (et naïvement) en apercevoir une au détour d'une rue à Kyoto, mais sans plus. Je suppose que comme au fil des années, j'en suis venue à apprécier de plus en plus la culture du pays dans ce qu'elle a de plus traditionnel, et que je voue une vénération totale aux kimono, le fait que je me sois mise à admirer les maiko, apprenties geisha, n'est pas si étonnant que ça au final...
Je ne sais plus depuis quand, mais j'adore me promener à Gion, le quartier le plus traditionnel de Kyoto. Il s'en dégage en fait une atmosphère qui m'est irrésistible, au point où je ne peux passer un séjour au Japon sans aller m'y promener quatre ou cinq fois en tout. Je ne me lasse jamais de longer l'avenue Shijo, qui part du quartier le plus moderne de Kyoto, Kawaramachi, pour rejoindre le sanctuaire Yasaka en passant au dessus de la rivière Kamogawa, célébrée dans bon nombre de chansons et poèmes kyotoïtes. Cette promenade est tout simplement exquise. La plupart des boutiques qui bordent l'avenue Shijô vendent des produits d'artisanat traditionnel, avec de temps à autre des enseignes plus modernes.
J'ai découvert au fur et à mesure de mes promenades que les ruelles de part et d'autre de ce parcours abritent quatre quartiers de geisha, dont chacun porte un nom spécifique : Pontochô, Gion-Higashi, Gion-Kôbu et Miyagawachô. Il en existe un cinquième, Kamishichiken, situé près du sanctuaire Kitano Tenmangu, plus au centre de Kyoto. Ce sont quasiment les seuls vestiges des importants quartiers de plaisirs tolérés sous les shoguns Tokugawa.
Et là, on en vient inévitablement à aborder le sujet qui fâche, le stéréotype tenace dont j'ignorais l'existence jusqu'à ce que je m'intéresse de près aux geisha et aux divers écrits qui ont été rédigés à leur sujet : ont-elles réellement un lien avec la prostitution ?
Après avoir écumé les sites internet et forums spécialisés pour en savoir plus moi-même, la réponse à cette question est plus complexe qu'elle n'en a l'air. Pour résumer, c'est à la fois oui et non.
Oui, pour deux raisons. D'abord parce qu'historiquement les geisha ont exercé leur métier dans les mêmes quartiers que les courtisanes de haut rang qu'on appelait oiran. Celles-ci excellaient dans les arts (musique, danse, conversation) mais offraient également des distractions plus intimes à leurs clients après leurs banquets. Elles étaient l'objet d'un certain respect et étaient parées de tenues chatoyantes et de coiffures élaborées, celles-là même que l'on retrouve immortalisées dans de nombreuses estampes ukiyo-e.
Ukiyoe de Kitagawa Shikimaro (source : Wikipedia) |
Ainsi, les "quartiers de plaisirs" abritaient aussi bien geisha que oiran, et longtemps la distinction entre les deux professions est restée subtile même pour les Japonais, bien que les gouvernements successifs et les oiran elles-même aient veillé à ce que les geisha ne franchissent jamais la barrière des deux activités au moyen de lois très strictes, laissant aux oiran le monopole des plaisirs charnels. La différence entre ces deux professions s'est probablement très vite faite du point de vue vestimentaire ; le style des geisha se devait d'être moins élaboré que celui des oiran. Le point le plus important se situe au niveau du obi, la large ceinture que l'on attache sur le kimono : les oiran le nouaient sur le devant du vêtement, tandis que les geisha nouaient le obi derrière, ce qui est d'ailleurs devenu la norme au fil du temps. Si l'on regarde bien la plupart des estampes japonaises les plus célèbres, les femmes qui y sont représentées, à tort appelées "geisha", sont en réalité des oiran.
Une oiran et sa suivante (source : Wikipedia) |
Reconstitution d'une parade d'oiran |
Oui aussi parce que lors d'une cérémonie de rite de passage à l'âge adulte, le mizuage, il était de coutume qu'un homme soit choisi en tant que protecteur de la maiko (apprentie), et que pour opérer ce choix la virginité de celle-ci fût mise aux enchères. Il semble qu'on sous-entend ainsi la possibilité que le protecteur, le danna, ait droit à des faveurs d'ordre sexuel de manière plus ou moins régulière par la suite, moyennant le financement de la toilette de la jeune geisha, dont la valeur atteignait des sommes faramineuses. Il est également dit que ce type de faveur n'allait pas forcément de soit, qu'il y avait également un jeu de façade et qu'en réalité le danna ne touchait presque jamais la jeune fille. Difficile de connaître exactement la vérité à ce sujet sur lequel on ne peut finalement que supposer, et sur lequel les geisha modernes s'expriment très peu.
On peut penser que c'est particulièrement cette dernière coutume qui laisse penser à de la prostitution dans le monde des geisha.
Mais non, plus aujourd'hui. S'il a effectivement fallu du temps, et des lois tardives pour exclure définitivement ce genre de pratique dans ce monde en vase clos, aujourd'hui on peut considérer que les maiko et geisha n'ont plus aucun lien avec la prostitution en tant que "vente de son corps". Il est des gens qui considèrent que leur métier reste ambigu ou qu'il se passe forcément quelque chose derrière les panneaux de bois des ochaya. Personnellement, je pense sincèrement que si le concept du métier de geisha est en soit difficile à cerner (j'en reparlerai), les maiko et geisha modernes ont tellement de choses à faire en une journée, au vu et au su de tous, et que la force de la réputation est telle au Japon et en particulier dans ces quartiers, qu'il serait bien difficile pour elles de trouver du temps pour des activités plus intimes avec leurs clients même si elles le voulaient ! Il est difficile même de savoir si le concept de "danna" existe encore aujourd'hui. Ce n'est pas vraiment une question facile à poser aux principales intéressées, on s'en doute...
Cependant, leurs fans les plus hardcore (oui, ils existent !) pourraient pour ainsi dire les suivre à la trace à la sortie de chaque établissement où elles se rendent de la fin d'après-midi jusqu'à des heures tardives. Pas de rendez-vous secrets, pas de temps à perdre, l'emploi du temps est suffisamment surchargé pour ça. En tout cas, ce que les geisha font de leur coeur et de leur corps relèvent désormais de l'ordre du privé, sans aucun rapport avec le métier qu'elles exercent (mais on ne peut pas non plus les empêcher de tomber amoureuse d'un de leurs clients, par exemple !)
Mais tout cela fera l'objet d'un deuxième article, histoire de ne pas écrire un pavé !