Nous sommes fin juillet, et ma dernière semaine au Japon passe à une vitesse folle.
Je passe les trois premiers jours à faire visiter à mon copain les endroits de Tokyo qu'il ne connaissait pas, et je pense qu'il a apprécié tout ce qu'il y a vu. Nous avons passé de chouettes moments entre Asakusa, Odaiba et les jardins du palais impérial. On est même allés jusqu'à Kamakura pour aller rendre visite au Grand Bouddha. Le chéri est reparti dans le Kansai le mercredi soir en disant qu'il aimait bien cette ville, finalement. Mission accomplie.
Après ces trois jours passés à l'hôtel avec mon copain, j'élis domicile dans une guesthouse fraîchement retapée dans une maison résidentielle, pour seulement trois jours. La demeure est pour l'instant presque vide et si calme qu'elle tranche avec la guesthouse d'avant. Il s'agit de la même agence, d'ailleurs, et c'est parce qu'il n'y avait pas de disponibilité dans mon ancienne guesthouse que j'atterris là.
J'ai pourtant à peine le temps de profiter de ma nouvelle chambre ; le jeudi, après une après-midi tranquille à profiter de mes quartiers préférés, je rejoins Shinjuku en début de soirée pour retrouver trois de mes compagnes de chambre de l'ancienne guesthouse (une Japonaise, une Chinoise et une Australienne). Nous prenons en effet le dernier bus en partance pour la station 5 du Mont Fuji....et commencerons son ascension dans la nuit !
Nous manquons de laisser derrière nous Tomomi, la Japonaise, car elle est en retard à cause d'un problème de train, mais nous avons supplié les chauffeurs de l'attendre et sommes partis dès son arrivée avec cinq minutes de retard.
Le bus sillonne silencieusement la Chuo-dori qui s'éloigne vers l'ouest de Tokyo, puis s'enfonce dans la région montagneuse de Yamanashi-ken. Nous arrivons sur le flanc du Mont Fuji, dont les étapes sont indiquées régulièrement par des panneaux indiquant également l'altitude. Ca fait bizarre de se dire que cette route goudronnée et impeccable est installée sur l'illustre volcan...!
Au bout d'environ trente minutes nous voilà à notre terminus, la station 5. Elle est déjà située à 2300 m d'altitude, et lors d'une ascension du mont Fuji, il faut atteindre la dixième station qui est tout bonnement au sommet du volcan, à environ 3500 m d'altitude (le "vrai" sommet culminant lui à 3 776 m). De longues heures de marche en perspective ! Un petit tour aux toilettes de la seule boutique ouverte s'impose. Ils y vendent des souvenirs et un peu de matériel hors de prix, notamment ces bonbonnes d'oxygène avec comme super argument de vente "Heureusement que je l'ai achetée !". Sauf que j'avais lu sur des blogs d'expats que ce n'était vraiment pas nécessaire car l'oxygène ne manque pas au point de faire vaciller quelqu'un en bonne santé. De toute façon, rien que le prix dissuade d'acheter ce truc...
Il y a aussi ces bâtons de marche munis d'un grelot, que beaucoup de marcheurs japonais comme étrangers se procurent car on peut y faire graver chaque étape d'ascension à chaque station par laquelle on passe lorsqu'on grimpe, moyennant quelques sous, et rapporter le bâton comme trophée à la maison pour montrer qu'on a bien réussi l'ascension du volcan. Vu la taille de ma valise et son poids, il ne serait jamais rentré dedans, alors je n'y ai même pas songé...
Revenues dehors, nous nous préparons : il fait 20°C environ à cette altitude, mais les températures avoisinent les moins de 5°C au sommet, aussi faut-il prévoir le plus d'épaisseurs possibles. Nous avons rassemblé ce que nous avions de plus chaud, et de plus confortable pour une marche en montagne. Au moins, nous avons toutes de bonnes chaussures. Deux d'entre nous portent une lampe frontale, et guideront le petit groupe (je n'en avais pas trouvé à bas prix...). Lorsque nous sommes prêtes, nous traversons la petite place déserte de la station, visiblement entourée de bâtiments - mais nous ne voyons pas grand chose car rien n'est éclairé - et rejoignons un sentier qui marque le début de l'ascension. C'est parti !
La première partie de l'ascension
est une partie de rigolade : le chemin monte à peine, traverse une
petite forêt, puis continue en ligne presque continue sur le flanc du
volcan. A notre gauche scintillent en contrebas les lumières des villes
de Kawaguchikô et Fuji-Yoshida. Un peu plus loin, un orage silencieux
formé de puissants éclairs illumine des nuages menaçants agglutinés au
sommet d'une colline. Très impressionnant.
Il
nous faut à peine une demi-heure pour atteindre la station 6. Nous
sommes largement dans les temps. En revanche, c'est par la suite que
commencent les choses sérieuses : ça grimpe sec. Le chemin un peu
rocailleux reste facile à grimper, mais la pente sévère me fait mal aux
genoux dès le début (mais c'était le risque, j'ai les genoux
faiblards...). Nous décidons peu de temps après de faire notre
pause-dîner tout de suite pour gagner des forces. Tandis que nous
engloutissons nos sandwiches et barres énergétiques, l'orage se déplace
dans la vallée et le spectacle est autant grandiose qu'apocalyptique.
Il fait nuit noire et les éclairs en sont d'autant plus sensationnels.
Nous repartons.

La station 7 se profile très vite. Nous l'avons atteinte en moins d'une
heure. C'est trop rapide selon Yue, mon amie chinoise. Nous tentons de
ralentir le pas, d'autant que nous attend un obstacle de taille : le
chemin zigzaguant gentiment à flanc de volcan est remplacé par un
sentier de roche plus étroit et envahi par d'anciens amas de lave,
devenue roche au fil des siècles. Ces mastodontes rocheux prennent
toute la place et doivent souvent s'escalader à l'aide des mains. Pour
couronner le tout, la distance entre la station 7 et la 8 est
considérable, et la pente de plus en plus difficile à gérer. Je ressens
les effets de l'altitude et de la baisse d'oxygène : je perds tout
simplement l'équilibre. Sans ma propre lumière, je ne vois déjà pas très
bien où je mets les pieds, mais en plus je vacille à chaque enjambée,
devant parfois me plier littéralement en deux sur la pierre pour éviter
la sensation. Je finis même par m'égratigner le haut du mollet sur un
rocher. Bon, il se peut que je monte trop vite aussi. Yue et Tomomi ont
moins ce problème car elles sont équipées de bâtons de randonnée., ce
qui les aide à maintenir à peu près leur équilibre Quant à Ella,
l'autralienne, elle a un peu mal à la tête. Devenant un peu plus
chaotique, l'ascension prend du temps. Nous nous retenons souvent au fil
et aux piquets qui marquent le couloir par lequel il faut escalader.
Les pauses se font régulières.

La station 8 apparaît enfin après 2h20 de marche. C'est une grande
étape, mais il reste beaucoup d'efforts à faire pour atteindre le
sommet. A cela s'ajoute un nouveau problème : la température a
considérablement baissé, et il fait vraiment froid. La pause à la
station 8 devient une torture ; j'enfile des épaisseurs supplémentaires,
mais avec de simples vêtements d'été ça ne suffit pas. J'envie les
nombreux groupes de Japonais suréquipés dont les coupe-vent spéciaux
semblent les protéger efficacement du froid. Vu mon départ imminent, je
n'avais bien sûr pas investi dans un équipement pareil...


Il nous faut environ une heure pour
atteindre la station 8.5 (après avoir traversé de multiples stations
intermédiaires où des refuges proposent des repas et des lieux de
repos). Le froid devient l'ennemi majeur, et le manque de sommeil son
allié. Les pauses sont nécessaires pour nos jambes endolories, mais
elles nous exposent bien plus au vent glacial qui souffle sur la
montagne. Le sentier se fait plus étroit, et le passage du nombre
croissant de marcheurs plus lent ; nous patientons en tentant de nous
protéger du froid. En fait, c'est réellement la température qui rend
l'ascension éprouvante la nuit ; j'en suis venue à me dire que j'aurais
aimé faire demi-tour et rentrer au chaud à Tokyo plutôt que de devoir
encore affronter ce vent contre lequel il est impossible de lutter. Et
j'étais pourtant la plus motivée des quatre pour cette ascension à la
base, c'est dire !
Sans
renoncer cependant, nous atteignons la station 9, et moins d'une heure
nous sépare théoriquement du sommet. Mais le chemin est étroit au
possible, et de véritables agents de la circulation gèrent le passage
des marcheurs, qui commencent à se presser car le lever du soleil est
imminent. On nous informe que l'événement se produit dans moins d'une
demi-heure, mais il nous semble être si loin du sommet ! L'agacement
vient s'ajouter au froid et à la fatigue dans la liste des doléances.
Nous
usons de nos dernières forces pour doubler de plus en plus de gens et, à
4h25, le miracle se produit : nous franchissons le torii qui marque
l'entrée du sommet du Mont Fuji. Enfin, ça y est !! Nous sommes à
environ 3500 mètres d'altitude (car pas sur le sommet "réel", un peu
plus loin), nous sommes exténuées, frigorifiées, nos jambes nous font
souffrir le martyr, mais nous rions bêtement, bras dessus bras dessous,
car nous l'avons fait jusqu'au bout. La fierté qui résulte d'une telle
ascension dépasse tous les efforts que nous avons dû fournir. J'en
aurais presque les larmes aux yeux.
Il est à peine 5h du matin, et le soleil va se lever.
D'habitude,
on voit sur internet des photos de lever de soleil sur une mer de
nuages, vision féérique du plus haut sommet japonais. Nous n'aurons pas
ce privilège, mais un autre en compensation : le soleil se lèvera caché
aux yeux de tous, derrière un rempart de nuages sombres, au loin, mais à
nos pieds aucune mer de nuages ne vient cacher la vallée et les lacs
parfaitement visibles. Et le spectacle de ce paysage qui change de
couleur à la lueur de l'aube a autant de valeur et se passe de
commentaire.
Le
froid persistant nous incite à aller nous réfugier dans une salle
commune chauffée où l'on peut commander un repas. Le prix faramineux de
simples ramen m'incite à ne rien prendre mais Yue insiste pour partager
avec moi quelques nouilles et du bouillon bien chaud. Cette petite
demi-heure de pause dans un endroit rudimentaire mais à l'abri du vent
fait un bien fou. Il est si difficile d'en sortir !
Nous
allons jeter un oeil au cratère du volcan. Un reste de glacier
s'accroche à une paroi, mais en cette saison la neige a totalement
disparu du sommet. On peut faire le tour du cratère sur un sentier
aménagé, mais les forces me manquent et je me contente de l'admirer de
là où je suis.
Le temps passe vite, et cela fait
déjà plus d'une heure et demi que nous sommes au sommet du Mont Fuji.
Peut-être aurions-nous pu rester en profiter plus de temps si nous
n'avions pas fait une ascension si éprouvante et s'il ne faisait pas si
froid à 3 600 m d'altitude...nous songeons à amorcer notre descente, car
plus personne n'a le courage d'affronter le vent plus longtemps. A
5h50, nous nous mettons en route.
La
route pour descendre le mont Fuji est différente de celle pour le
monter. La pente est si raide qu'il faut s'obliger à marcher lentement,
car les genoux en prennent pour leur grade. La cendre volcanique glisse
un peu et il faut regarder où on met les pieds. On zigzague sans
discontinuer pendant de longues heures, mais on a accès à un paysage
tout nouveau puisqu'on n'a pour ainsi dire rien vu du Mont Fuji pendant
la nuit. La couleur des roches et de la cendre qui composent le volcan,
ce mélange de pierres rougeâtre et grises, fascine ; la végétation qui
apparaît tout à coup sur ses flancs aussi.




A 8h, le soleil fait sa première apparition de la journée, et il
commence à faire plus chaud à mesure que nous descendons. Mes compagnes
sont exténuées, en particulier Yue et Tomomi qui font des pauses
régulièrement. Les derniers kilomètres jusqu'à la station de départ sont
les plus longs, car le chemin de terre n'en finit pas de longer le
flanc du Fuji. On croise des hommes proposant une balade à cheval
jusqu'à la station moyennant un prix exhorbitant.







Et après avoir retrouvé
un chemin familier, pour l'avoir emprunté la veille au soir dans la nuit
dans le sens inverse, nous atteignons la station 5, point final de
notre escapade sur le Mont Fuji, après un peu plus de 4h de descente. Je
m'achète une glace au raisin (couleur locale) pour me remettre de mes
émotions et vais rejoindre mes compagnes assises à même le sol en
attendant le premier bus de la journée qui part vers 10h. Les marcheurs
sont de plus en plus nombreux à arriver du sommet, et tout le monde
semble lessivé mais heureux. Ici il fait bon, on retrouve avec bonheur
les 25°C du début, on se déleste de quelques vêtements.


Et
en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, nous sommes dans le bus
en direction de Shinjuku. Je m'endors immédiatement, comme à peu près
tout le monde, mais me réveille juste à temps pour faire un dernier
cliché de ce géant sacré qui se dresse fièrement au loin, dépourvu de
neige mais magnifique, en me disant que non, je n'ai pas rêvé, je suis
bien parvenue jusqu'au sommet, tout là-haut dans les nuages.