En
milieu de matinée de ce dimanche 24 octobre, il me faut dire
au revoir à la famille de mon copain, car je ne les reverrai
pas avant un petit bout de temps. Comme prévu, le chéri
et moi partons en effet le soir-même en bus de nuit pour Tokyo,
qu'il n'a visité qu'une fois dans sa vie.
Mais avant toute chose, les parents nous
accompagnent gentiment en voiture jusqu'à la grande gare la
plus proche (c'est surtout parce que je me trimballe une énorme
valise bien remplie qu'ils ont eu cette idée...merci beaucoup
><"). Nous nous disons au revoir simplement, prenons une
dernière petite photo, et nous voilà, mon copain et
moi, à bord du train express qui file en bord de mer. Arrivé
dans le grouillant centre de Kobe, mon copain s'en va passer son
fameux examen du TOEIC ; il prendra le bus ce soir à 20h, et
je prendrai ce même bus 3h après lui, à Kyoto.
Original, comme rendez-vous, mais on n'avait pas le choix, et ça
s'est bien ficelé ^^.
Une heure plus tard, je descends à la gare de
Kyoto, traînant mon engin sur roulettes jusqu'à une
consigne où je m'en déleste aussitôt, soulagée.
C'est que, comme toujours, il fait une chaleur épouvantable,
et trimballer ce truc requiert de l'énergie.
Désormais armée uniquement de mon sac
à appareil photo, je cours aux renseignements touristiques ;
je sais en effet qu'ont lieu aujourd'hui des festivités du
Gion Matsuri, un gigantesque festival étalé sur quinze
jours, l'un des temps forts de Kyoto. J'avais lu qu'une procession de
jeunes filles en costumes anciens, appelée "Hanagasa
Matsuri", commençait à 10h, et un blogueur avait
même affirmé quelque part sur internet que le "retour"
de cette longue parade ne se faisait qu'en une deuxième
partie, plus tard dans l'après-midi. Il est midi quand
j'arrive dans le centre d'information touristique, mais je ne perds
pas espoir de voir la procession. Hélas, on m'apprend qu'elle
est en train de s'achever au moment même où je pose la
question. Pire, elle n'a lieu qu'en une seule fois, le matin. Je l'ai
donc officiellement ratée.
Déçue, je vais me chercher un ticket
de bus en face de la gare, et monte dans le premier bus qui passe du
côté du Yasaka Jinja, le sanctuaire d'où débute
et où se termine la fameuse parade. Après presque vingt
minutes de trajet, je me rends à l'évidence : l'avenue
Shijo qui part du sanctuaire est vide de tout défilé,
les voitures ont repris leurs droits et les spectateurs se confondent
probablement maintenant avec les passants.
Je pénètre cependant dans l'enceinte
du sanctuaire, d'où sortent de jeunes filles en yukata ou en
kimono léger. Et je fais bien de m'aventurer là !
Sur
une scène en bois construite il y a fort longtemps au milieu
de la cour du Yasaka Jinja, un spectacle de tambours attire de
nombreux touristes. Je tente de me placer à un bon angle pour
bien voir et prendre des photos, mais ce n'est pas chose facile.
Après les tambours viennent la danse de deux dragons,
orchestrée par quatre jeunes filles figurant les deux animaux
légendaires. Puis des musiciens s'installent, et certains
d'entre eux exécutent une sorte de danse tout en frappant de
petits tambours qu'ils manipulent avec beaucoup d'agilité.
Lorsqu'ils se retirent, c'est au tour d'un nouveau
dragon plus acrobate et plus impressionnant d'entrer en scène.
J'abandonne au bout d'un moment mon poste pour me
promener autour de la scène, croyant que ce petit spectacle va
s'achever bientôt. J'étouffe un cri de joie lorsque je
vois soudain devant moi deux maiko, des vraies, en chair et en os,
habillées de simples kimonos d'été, mais trahies
par leurs ombrelles et leur coiffure sophistiquée. Mes
premières maiko. Emotion.
Je les admire de loin, prends quelques photos pour
immortaliser ces semi-divinités (du moins dans mon panthéon
personnel). Deux autres jeunes filles tout aussi reconnaissables se
pressent de les rejoindre, et elles s'éloignent pour une
raison mystérieuse vers l'une des sorties, parmi la foule de
spectateurs assis sur les marches qui ne manquent pas de les regarder
passer. Je suis aux anges, j'ai vu des vraies maiko à Kyoto,
même l'espace d'un instant, la vie est belle !
Des hommes armés d'appareils deux fois plus
perfectionnés que le mien se précipitent tout à
coup autour d'un "couloir" par lequel transitent les
artistes du spectacle. Je m'approche à mon tour et découvre
six jeunes filles au visage peint en blanc et les lèvres en
rouge, coiffées d'un chapeau conique noir, et vêtues de
costumes rappelant un peu ceux des miko dans les sanctuaires, qui
attendent leur tour pour monter sur scène.
Là, je comprends : ce n'est pas un spectacle
"annexe" au Gion Matsuri comme je le croyais au départ,
c'en est la continuité ! Je suis sur le point de voir une
partie des participantes à la procession du matin que j'ai
manquée, quelle chance !
Les six danseuses prennent place, et exécutent,
au son d'une vieille chanson traditionnelle et d'un shamisen
enregistrés, des mouvements lents et gracieux avec leurs
éventails. Les larges manches de leur costume, cette harmonie
dans la danse, et ce bel air serein renforcé par le maquillage
pâle les rendent juste sublimes. La danse finit trop vite à
mon goût, et les voilà qui s'éclipsent
silencieusement.
Elles sont remplacées par des maiko vêtues
de kimono uniformes, tenant un petit "instrument"
ressemblant à un miroir, sur lequel elles tapent légèrement
à intervalles réguliers. J'ignore si cela produit un
quelconque son, car le son de l'enregistrement était plus
fort.
Très photogéniques et le regard
sublimé par le maquillage, elles évoluent comme les
précédentes dans une danse lente qui se pratique depuis
des siècles lors du Gion Matsuri. Beaucoup plus formelle que
la précédente, elle me donne l'impression d'être
bien ancrée dans la tradition des geisha, car il me semble
retrouver dans certains mouvements des maiko des gestes "typiques"
que j'ai déjà eu l'occasion de voir.
A ces maiko succèdent des petites filles
habillées et maquillées de blanc, coiffées d'une
tête de grue japonaise et pourvues d. Elles entament une
jolie "danse de la Grue", apparemment exécutée
traditionnellement par des enfants chaque année pour ce
festival. Là aussi, la tradition semble remonter à des
temps très éloignés. La concentration se lit
clairement sur les petits visages rendus tout pâles là
encore par le maquillage.
Pour clôturer ce spectacle, de très
jeunes apprenties maiko se présentent en un groupe assez
nombreux, vêtues du même kimono rose saumon ceint d'un
obi turquoise orné de fines dorures. Elles ont le visage
maquillé comme leurs aînées, et leurs cheveux
sont ramassés en une queue de cheval cachées par une
bande de tissu pourpre. Les plus petites doivent avoir 6 ou 7 ans, et
elles ressemblent toutes à d'adorables poupées. Elles
exécutent une danse dans la lignée de celle interprété
plus tôt par les maiko, tout dans la lenteur et la grâce
des mouvements. Armées d'un éventail, elles tournoient,
s'alignent, semblent former une fervente procession en serrant le
précieux objet devant elles, puis se séparent,
s'alignent de nouveau, tendent et retendent leur éventail,
maître de la danse. Leur visage paraît impassible, mais
après la danse et les applaudissements, on apprendra de la
dame qui les entraîne que certaines ont exécuté
cette danse pour la première fois de toute leur vie en public.
Il devait y avoir du stress dans l'air !
Le spectacle est fini, je quitte la cour après
avoir regardé avec émerveillement les petites descendre
de la scène.
J'ai l'impression d'avoir vu pour la première
fois quelque chose de très extraordinaire, et de très
japonais.
Je passe sur le côté du sanctuaire et
découvre en chemin des chars qui ont sans doute servi à
la procession du matin. Je remonte une allée qui m'est
familière, car je l'avais descendue en novembre à la
saison des érables. L'atmosphère est bien différente
dans le Maruyama-kôen. A l'automne, les cerisiers qui en
décorent les parterres étaient inertes, les branches
dépouillées. A présent, en plein été,
ils déploient au vent des feuilles bien vertes ; il ne me
reste plus qu'à voir la version "rose bonbon"
lorsque ces arbres sont en floraison, et la boucle sera bouclée
!
Je sors du Yasaka Jinja et me retrouve alors à
errer sans savoir trop quoi faire. Je sais qu'il y aura un matsuri
plus tard dans l'après-midi, avec la procession de trois
omikoshi portés à bout de bras par des centaines
d'hommes en tenue de fête. Mais c'est loin de commencer, et je
n'ai pas vraiment de projet à proprement parler. Comme je dois
rester dans le coin (le matsuri commençant sur l'avenue
Shijo), je me promène d'abord dans le quartier de Gion et me
perds dans les ruelles bordées de machiya. J'aperçois
une maiko se pressant vers l'une d'elle, mais elle s'éclipse
aussi soudainement qu'elle est apparue. J'erre littéralement
du côté d'un ensemble de temples bouddhiques et m'assois
sur une bordure dans un endroit où il y a peu de passage, pour
une petite pause casse-croûte en face d'un temple, au calme, à
Kyoto.
Comme je me sens un peu misérable dans mon
coin, je me dépêche de me promener ailleurs, mais finit
par tourner en rond. Il fait chaud, et je n'ai plus vraiment la
volonté de bouger ; je n'ai même plus le temps de
prendre le bus pour aller ailleurs car le festival commencerait à
coup sûr pendant mon absence. Je vais m'assoir au bord de la
Kamogawa, un de mes endroits favoris, au pied des terrasses sur
pilotis installées pour l'été à chaque
restaurant sur la rive. Un jour, je mangerai ici à la nuit
tombée. Pour l'instant, je regarde les gens passer.
Lorsque je me décide à revenir sur
l'avenue Shijo, je décide de passer à une petite
boutique dans laquelle j'étais déjà allée
à l'automne. Une amie japonaise et moi avions discuté
avec le très sympathique propriétaire de notre
excursion à Arashiyama, et de bien d'autres choses encore.
J'ai la chance que cette fois-ci aussi, ce soit lui à la
caisse. Je commence à lui parler, et il s'avère que
malheureusement il ne se souvient pas de moi, et en paraît très
embêté. Après une petite discussion sympa comme
tout et un petit achat pour la forme, il me promet qu'il essaiera de
se souvenir de moi et me demande mon nom pour le mémoriser. Je
lui demande le sien, et je sais que j'irai voir ce M.Ishimura lors de
mon prochain séjour dans le Kansai ^^...
De nouveau sur l'avenue, je vois que les préparatifs
du matsuri ont commencé. Les spectateurs s'attroupant déjà,
j'essaye de me trouver une bonne place. Bientôt les hommes
vêtus de happi blancs aux inscriptions qui diffèrent
selon leur "clan" se rassemblent, et un premier omikoshi se
construit. Car il faut d'abord assembler le sanctuaire portatifs et
les longues poutres qui serviront aux hommes à le porter, et
le tout dans un rituel précis. Le char de la divinité
se fait bénir dans un petit sanctuaire provisoire installé
un peu plus loin. Les hommes s'assoient et semblent prier. Ils
répètent le geste plusieurs fois, se relèvent,
semblent s'échauffer, s'organisent, commencent à porter
l'omikoshi en lui faisant faire des allers-retours successifs, et en
le faisant tournoyer à chaque fois dans l'autre sensdans une
lente puis frénétique marche dans laquelle ils se
relaient déjà. Ils accompagnent bien entendu l'effort
du fameux "wasshoi wasshoi" et d'autres cris que je ne
connais pas. Peut-être pour prouver leur bravoure et leur force
dans cette épreuve annuelle, ils s'immobilisent et font
basculer violemment le char d'avant en arrière en amortissant
chaque mouvement avec les épaules. Je n'ose déjà
pas imaginer l'état de leur corps à la fin de la
journée s'il commencent comme ça...!
Enfin, après d'interminables va-et-vient, le
signal est donné et ils prennent la route de la procession.
Les trois omikoshi partiront ainsi les uns après les autres à
environ 45 mn d'intervalle. Lors de cette impressionnante épreuve
de force, je rencontre une Française de Tokyo qui fait visiter
le Japon à ses parents, et il s'avère qu'ils sont de ma
ville et que ladite Française a étudié le
japonais au même endroit que moi, avec la même prof. Que
le monde est petit !!
Nous nous quittons lorsque je décide de
suivre un tout petit bout de la procession. Le dernier omikoshi est
engagé dans une ancienne arcade commerciale (encore !!) et je
me fraye un chemin parmi la foule qui le suit. Je me retrouve
derrière des hommes habillés dans des costumes qui me
rappellent ceux des grands seigneurs de l'époque féodal,
et...d'un homme à cheval ! Je m'approche un peu plus et me
retrouve à marcher dans une galerie marchande à côté
d'un pur-sang bai portant sur son dos l'incarnation d'un illustre
personnage, peut-être un shogun ou un ancien empereur. Ce qui
est sûr, c'est que le cheval, lui, grand, très fin et
aux traits nerveux d'un cheval de course, ne fait pas du tout couleur
locale. C'est drôle.
Les hommes et l'omikoshi s'éloignent dans une
ruelle, et le cortège s'y engouffre. Je m'arrête là.
Il me faut reprendre un bus pour la gare, car je
dois récupérer ma valise avant 20h00, heure de
fermeture de la consigne. Eh oui, il est déjà tard, le
temps que j'arrive à la gare et la nuit tombe. Coincée
avec mon énorme bagage aux alentours de la gare, lessivée,
assommée par l'humidité perfide, je vais tant bien que
mal m'acheter à manger et m'installe près de la gare
routière. Je n'en déloge pratiquement plus jusqu'à
l'arrivée du bus de nuit. C'est long, trois heures...
A l'intérieur du spacieux bus qui m'emmène
à Tokyo, je retrouve mon copain, qui m'avait prévenu
qu'il avait embarqué sans problème quelques heures
auparavant. Et nous voilà tous les deux à tenter de
dormir un peu d'ici notre arrivée dans la capitale le
lendemain matin, chacun fatigué de sa propre journée.
Je quitte définitivement le Kansai pour cette fois !
Prochain
épisode : Le Mont Fuji.
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