dimanche 18 mars 2012

Un an après.

L'année dernière, à l'heure (japonaise) où j'écris ces mots, j'attendais à l'aéroport de Narita un vol Air France qui me ramènerait à la maison. L'impression récurrente de ne plus saisir ce qui se passait autour de moi avait eu raison de mes vaines tentatives pour me convaincre que j'allais pouvoir faire face à ce trop-plein d'événements venu bouleverser ma petite vie tranquille au Japon. J'avais fui Tokyo.

Le vendredi 11 mars 2011, j'étais à la boulangerie. Une journée de fin d'hiver ensoleillée, ordinaire. Peu de clients, normal pour un vendredi. A 14h55, tout allait bien. A 14h56, une secousse de magnitude 6 à Tokyo faisait trembler comme jamais les rues de la capitale, faisant valser dangeureusement le lustre en fer forgé de la boulangerie, tandis que la chute des cadres qui décoraient l'escalier en colimaçon et les bruits de vaisselle brisée en haut, au café, venaient ponctuer le tremblement incessant. Mon patron a fini par aller dehors regarder le magasin se secouer de droite à gauche, et je l'ai suivi sur la route. Le bitume s'agitait sous mes pieds, et les fils électriques claquaient avec force sur le poteau juste en face du magasin. Des voisins étaient eux aussi sortis, les yeux ronds, incrédules, dans l'attente. L'attente que ça cesse. A 15h, le sol tremblait encore, mais moins. Le Japon avait changé, mais je ne le savais pas. Je ne savais rien de ce qui s'était produit. A ce moment, je comprenais certes que le séisme avait été d'une force impressionnante, mais pas qu'il avait été l'un des plus importants de l'histoire du Japon.
De retour dans la boutique, les répliques, peu espacées les unes des autres, faisaient chuter d'autres décorations mal placées. En une heure, trois clients sont tout de même venus acheter quelques baguettes. Alors que je tentais d'aider mes sempai à nettoyer le capharnaüm à l'étage (une bouteille de vin s'était brisée au sol, parmi des débris d'assiettes et de pain), l'une d'elles m'a expliqué que le séisme de Kobe en 1995 avait été plus fort que ça, mais que ce que nous venions de vivre n'en était pas loin. Je ne savais plus trop quoi penser.
Plus tard, sur un iPhone allumé exceptionnellement, la seule chose que j'ai pu voir était le parking de Disneyland Tokyo submergé par un petit tsunami. J'ai vu ensuite des files de gens devant ce qui semblait être des gares, et mes sempai m'ont conseillé de ne pas tarder à rentrer car les trains risquaient d'être arrêtés d'un moment à l'autre.

Sans en savoir plus, donc, j'étais partie. A la gare, il n'y avait déjà plus de trains. N'ayant aucun moyen de savoir quand ils allaient être remis en circulation, j'ai décidé de prendre le bus jusqu'à Shibuya. Après une longue attente, et un long trajet d'une heure vingt dans un bus bondé, j'ai compris mon erreur. La place devant la gare de Shibuya était noire de monde. Des centaines de personnes s'agglutinaient dans le froid pour tenter d'attraper un bus ou un taxi. Comme je le craignais, la gare de Shibuya ne voyait circuler aucun train. Pire, les agents de la JR étaient en train d'annoncer que la circulation ne reprendrait pas avant le lendemain à une heure incertaine. J'étais coincée.
Je sais qu'à ce moment-là de nombreux Japonais ont décidé de rentrer à pied chez eux, courageusement. Je ne pouvais pas faire la même chose, j'habitais vraiment trop loin. Je parvenais à peine à joindre ma famille d'accueil par mail, le réseau téléphonique était saturé. J'ai compris qu'il allait falloir rester là. Ironie du sort, c'était une nuit particulièrement froide pour le mois de mars. Il m'a fallu trouver, comme des milliers de gens dans le quartier, un endroit où passer la nuit. Les écrans géants de la gare et ses alentours diffusaient en boucle des images que j'ai mis quelques temps à attribuer au Japon. J'ai d'abord cru que les vagues images d'une mare de boue emportant tout sur son passage venaient des Etats-Unis. J'ai cependant très vite déchanté, en voyant écrit "Tohoku" sur le côté de l'écran, et la carte du Japon en alerte tsunami clignotant en permanence en bas à droite. J'ai pu faire le lien avec tout ce qui était en train de se passer, mais la situation était tellement inattendue, et pour ainsi dire irréelle, qu'il m'a fallu plus de temps encore pour assimiler les événements.
Je me suis mise à marcher dans Shibuya, ai trouvé des chips et une viennoiserie en guise de repas dans les conbinis vidés de presque toute leur nourriture, et je suis entrée dans le premier café-manga que j'ai trouvé, par le plus pur des hasards. Il y avait déjà 60 personnes avant moi. J'étais au chaud, c'est ce qui m'importait. Des gens arrivaient inlassablement toutes les 10 mn dans l'espoir de trouver une place, mais nous étions déjà trop à attendre et ils étaient poliment congédiés avec les plus plates excuses du staff pris de cours. A 4h45 du matin, enfin, on m'a attribué un box libre où j'ai pu me reposer quelques heures et répondre à des mails inquiets. J'ai jeté un oeil à des articles aux titres apocalyptiques sur internet, qui expliquaient l'ampleur de la catastrophe. J'ai eu l'étrange sensation que quelque chose de terrible était arrivé au Japon, l'endroit même où je me trouvais, mais que j'étais en dehors de cette réalité. Je ne pouvais pas cerner la gravité du tsunami car bien que le réseau de transports de Tokyo ait été paralysé, nous n'avions presque aucun dégât dans la capitale. Le Tohoku semblait alors être une autre dimension.

Le lendemain, il m'a fallu environ 3h pour rentrer chez moi. Le train avait repris du service, mais avec très peu de rames par heure, et c'était la cohue. J'ai cependant pensé, après avoir franchi le seuil de la maison, que le calvaire était terminée.
On m'a alors parlé de cette fameuse "centrale de Fukushima" qui commençait à inquiéter le gouvernement. C'est prodigieux comme on peut soudain accorder un intérêt assidu aux 54 centrales nucléaires que possède le pays alors qu'on n'y a jamais songé auparavant. C'est là qu'a commencé l'incompréhension et, sans doute, la peur.
Tout est allé très vite et pourtant dans ma tête ça a duré des semaines. J'ai été déboussolée par le séisme, et n'ai pas pris le risque de retourner travailler les jours où je devais y aller par crainte de répliques qui m'empêcheraient encore de rentrer à la maison. Mais malgré les trains au compte-goutte, malgré les supermarchés se vidant des produits de consommation courante, malgré l'inquiétude grandissante, je voyais les Tokyoïtes reprendre le chemin du travail. Ce que je n'ai précisément jamais réussi à faire.

3 petits jours. C'est le peu qu'il m'a fallu pour perdre le peu de sang-froid qui me restait. A la télé, les images en boucle des recherches de survivants, des maisons détruites, des vagues déferlant dans les ports, côtoyaient les compte-rendus des officiels de TEPCO et les schémas expliquant aux gens ce qui se passait à l'intérieur des réacteurs. Et de jour en jour il n'y avait aucune annonce qui paraissait positive. Les kanji affichés à l'écran étaient trop compliqués pour que je comprenne la complexité de la situation, mais je ne voyais pas dans les mots du secrétaire d'Etat de quoi être rassuré.
Enfermée à la maison, sur mon ordinateur la plupart du temps, je me refusais à me laisser aller à l'alarmisme des articles publiés en français sur la Toile, mais ma famille s'inquiétait. On commençait à vouloir mon retour.
Les qui pro quo avec ma famille d'accueil à cause de cette situation ont commencé, et j'ai soudain eu l'impression de n'avoir personne à qui m'adresser dans ce pays. Sur les conseils de ma famille en  France, la mort dans l'âme, je suis partie de Tokyo pour le Kansai, pensant y respirer un peu et réfléchir. Je n'étais pas encore décidée à rentrer à la maison, c'était juste une "option".
Là-bas la vie suivait son cours normalement. Si loin des tracas de l'Est...je suis allée me promener à Kyoto et Osaka pour tenter d'aérer un peu cet amas de noeuds que devait être mon cerveau à ce moment-là, mais rien n'y a fait. J'ai fini par décider de rentrer en France pour retrouver  ma famille, mais cette décision m'a paradoxalement affaiblie. J'avais l'impression de trahir le Japon entier. Mais je voulais rentrer momentanément chez moi pour voir venir. Je suis devenue une "flyjin".
Je devais reprendre l'avion à Tokyo, finalement. J'y suis donc retournée, et y ai revu ma patronne, sa fille et mes collègues avant de partir. J'ai compris qu'on s'attendait à ce que je communique plus sur mes intentions que je ne l'avais fait. J'ai compris qu'en allant dans le Kansai, à part un message à ma famille d'accueil disant que j'étais bien arrivée, j'avais oublié Tokyo. Sans doute inconsciemment. Mais cela a surpris des gens de mon entourage là-bas. J'étais au plus bas, et j'ai craqué devant tout le monde au travail. J'avais peur d'avoir brisé des liens avec ceux que je connaissais. On a tenté de me rassurer, et je suis partie pour l'aéroport. J'y suis arrivée très tôt, au cas où. Une heure avant mon vol, un séisme assez fort a fait trembler et crisser les parois de verre du terminal. J'ai prié pour que rien de pire que le 11 mars n'arrive. Mon avion a décollé sans problème.

Et j'ai passé presque deux mois loin du Japon, à me morfondre. A ressasser ces si grandes différences de culture auxquelles j'avais été confrontée et auxquelles je ne m'attendais pas. A penser à cette maudite centrale qui n'allait pas mieux, et dont l'existence m'était insupportable, avec tout le mal qu'elle apportait de jour en jour. A penser aussi à ce que les Japonais avaient naturellement réussi à faire et pas moi, c'est-à-dire tenter de retrouver une vie normale coûte que coûte. A penser aussi bien sûr, à tous les gens qui avaient été victimes d'une manière ou d'une autre d'une tragédie pareille. Je me sentais égoïste et coupable d'avoir pensé à moi avant tout, quand des gens avaient tout perdu. Mais que cette situation était difficile...

Et j'y suis retournée, et ça a été le meilleur des remèdes, et une guérison immédiate. J'ai travaillé d'arrache-pied pour prouver à mon pays d'accueil que je ne l'avais pas abandonné. J'ai voyagé, vu des endroits sublimes. Je m'y suis sentie bien jusqu'à la fin. Un peu moins impassible lorsqu'un séisme se produisait, en revanche. Mon coeur est comme tétanisé lorsque les murs gémissent et que la lampe au plafond danse doucement. Mais on y survit.

Un an après, je suis capable d'écrire tout ça avec plus ou moins de sérénité. Même s'il s'agit là encore de mon expérience personnelle, qui n'a rien à voir avec la tragédie qui s'est produite dans le nord du Japon, je prie sincèrement pour les habitants du Tohoku qui tentent de se reconstruire. J'ai pensé à eux avant tout le 11 mars. Ainsi qu'aux habitants de Fukushima-ken, qui, bien que la centrale soit "sous contrôle", risquent de souffrir encore des conséquences de cet accident à l'avenir.

Il m'est finalement difficile d'exprimer cet amas complexe de sentiments que m'évoque la période de la mi-mars aujourd'hui. J'ignore si j'ai bien formulé mes pensées. J'ai peut-être oublié des choses.

Tous les problèmes ne sont pas réglés, et l'avenir est incertain. Mais l'avenir n'est jamais certain, quelle que soit la situation. Je veux croire que le Japon se relèvera toujours de ce qui voudrait le briser. Je prie pour ça, en tout cas.

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